Alessandro de Maddalena est un expert reconnu en matière de requins et collabore régulièrement avec Ailerons, notamment par le biais de ses illustrations. Actuellement domicilié à Simon’s Town, non loin de la ville du Cap en Afrique du Sud, il organise des expéditions majoritairement consacrées à l’observation des requins blancs, mais aussi à des espèces telles que le requin mako ou le peau bleue. Nous avons pu échanger avec lui au sujet de l’inquiétante disparition des requins blancs en Afrique du Sud. Étant en première ligne, Alessandro nous a livré une analyse sans détours au sujet de la réalité des faits sur le terrain et des causes de cet effondrement du nombre de grands blancs observés ces dernières années.
Nous entendons dire depuis plusieurs années et de manière récurrente que le nombre d’observations de Grands Requins Blancs aurait fortement diminué dans False Bay (Baie située au Sud de la ville du Cap, connue pour ses fameux « requins sauteurs », ndlr). Cette tendance à la diminution semble également s’observer sur d’autres sites tels que Gansbaai. Étant donné que tu travailles sur le sujet et organise des expéditions sur place depuis des années, est-ce que tu peux nous décrire ce que tu expérimentes à ton niveau ?
La diminution est réelle et dramatique. Au cours de périodes de l’année pendant lesquelles nous voyions entre deux et huit grands requins blancs par jour, nous en voyons maintenant entre zéro et deux. La haute saison des grands requins blancs à Seal Island, qui durait six mois par an, dure désormais entre deux et trois mois. Le phénomène ne concerne pas seulement False Bay, mais les trois sites d’Afrique du Sud: la diminution de cette année a été observé à la fois à False Bay, à Gansbaai et à Mossel Bay.
Plusieurs théories, allant des lignes de pêches à la palangre qui capturent les petites espèces de requins sur lesquelles les requins blancs se nourrissent à la présence d’orques, en passant par l’impact des activités touristiques d’observation sont avancées pour expliquer le phénomène. Quel est ton point de vue sur la question ?
Je n’ai jamais entendu des gens qui ont un minimum de connaissances sur le sujet affirmer que les activités touristiques d’observation des grands requins blancs peuvent impacter la présence de ces animaux sur un site. Il s’agit évidemment d’une hypothèse sans aucun sens. Pour ce qui concerne l’importance qui a été donnée à la prédation des orques sur les grands requins blancs, ça a été beaucoup exagéré. Dans le reste du monde nous avons seulement trois cas confirmés d’orques qui ont tué et mangé des grands requins blancs. Il ne s’agit pas d’une proie habituelle pour ces cétacés. En Afrique du Sud, les orques se nourrissent normalement surtout de dauphins. Il semble s’agir de deux individus seulement, qui ont récemment commencé à tuer et manger des grands requins blancs. Évidemment, deux orques ne vont pas exterminer la population sud-africaine de grands blancs ! Bien sûr, elles peuvent faire s’éloigner les requins d’un site pour plusieurs jours ou semaines et cela peut créer quelques problèmes pour les activités d’observation de ces animaux. Mais l’unique espèce capable d’exterminer les grands blancs reste l’être humain. Et c’est seulement ça le véritable problème. Pas les orques… les humains.
Grand requin blanc, Gansbaai, mars 2013. Photo : Florian Legrand.
La pêche à la palangre peut-elle être une explication seule ?
Bien sûr, la pêche à la palangre peut expliquer la diminution dramatique des requins, et pas seulement du fait des captures de petits requins mais aussi des requins de grand taille. Depuis trois ans, pendant nos expéditions en Afrique du Sud, nous avons observé une diminution dramatique des requins mako, peau bleue, taureau, cuivre, marteau. Ce n’est pas seulement un problème qui concerne le grand blanc. Toutes les espèces de requins sont en train de diminuer, surtout celles de grande et moyenne taille. Sans aucun doute, la pêche à la palangre mais aussi au chalutier tuent un nombre inconnu de grands requins blancs, pas seulement leur proies.
La pêche semble être un sujet sensible, à la fois à cause de pressions politiques, de la corruption mais également d’un système de gestion qui imposerait des limites en matière de nombre de bateaux présents (Total Allowable Effort) mais pas de nombre de prises (Total Allowable Catch). Cela résulte donc en une absence de limites pour le nombre de requins pouvant être pêchés et de suivi des populations ?
Le problème est que maintenant les limites en matière de nombre de bateaux ou de prises ne peuvent plus être considérées comme suffisantes. Il est trop tard pour ça. L’unique chose qui pourrait changer la donne serait l’interdiction totale de la pêche à la palangre et au chalutier.
Sommes-nous face à une question aux dimensions très larges étant donné que la plupart des requins pêchés sont exportés en Australie sous le label « flake » (émissole), indépendamment de leur espèce ? Cet export pourrait directement avoir un impact sur la chaîne alimentaire ?
Il manque un contrôle adéquat pour comprendre la véritable dimension du problème. Mais au niveau de la situation courante, nous pouvons déjà affirmer que la chaîne alimentaire est sans aucun doute sérieusement compromise. Les eaux sud-africaines, si riches il y a seulement une dizaine d’années, sont en train de se transformer en un triste désert comme c’est arrivé en mer Méditerranée et dans plusieurs autres régions où les populations de requins se sont réduites à une fraction minuscule de ce qu’elles étaient il y a 50 ans.
La notion de « changement environnemental » (shift in the environment) a été évoquée dans plusieurs articles pour parler de la situation. Est-ce selon toi possible qu’un changement territorial/d’équilibre important puisse être en train de se dérouler au niveau de False Bay et des alentours ?
Bien sûr que c’est possible. Mais la raison est claire. Nous sommes en train de détruire les populations de la plupart des espèces de poissons, incluant presque tous les requins. Nous ne sommes pas en train de parler d’un problème sud-africain, la disparition des requins est un phénomène global.
Quelles sont les premières actions qui devraient être menées pour disposer de données fiables sur le sujet et/ou commencer à rattraper cet exode ?
La pêche à la palangre et au chalutier doivent être interdites. Mais la diminution des populations de requins est seulement l’un des aspects innombrables que nous sommes en train d’observer. Les ressources de notre planète ne sont pas infinies et nous sommes en train de les épuiser. Dans la culture humaine il y a l’idée du contrôle de la taille des populations d’animaux, mais pour cela il existe la sélection naturelle, créée bien avant l’arrivée de notre espèce. Il faut plutôt introduire l’idée du contrôle de la taille de la population humaine. Et très vite. Il faut arrêter de considérer le contrôle des naissances comme un tabou, ça doit nécessairement devenir la règle partout. Nous n’avons pas la possibilité de choisir. Et dans tout les cas, quel est le but d’une croissance infinie de la taille de notre espèce, qui conduit seulement à une détérioration de la qualité de vie pour tout le monde ?
As-tu des théories quant au devenir des requins blancs si cette tendance à s’éloigner des côtes sud-africaines se maintient ?
Les requins ne sont pas en train de s’éloigner des côtes sud-africaines. Ils sont en train de disparaître. Bientôt, nous aurons un océan vide.
Grand requin blanc attaquant un appât lors d’une sortie d’observation, Gansbaai, mars 2013. Photo : Florian Legrand.